Il est interdit d’interdire

Ou revivre le grand bol d’air frais

Sous la pression, et la compression, du corset de la société bourgeoise et catholique d’alors, 68 a été une formidable explosion, où on se piquait d’interdire d’interdire ! Les années 1970 qui ont suivi ont, de ce simple fait, été un grand bol d’air frais ! Où, notamment, a été botté le cul des grenouilles de bénitier et de la droite conservatrice. Et si, au cours des années sida qui ont suivi, est revenue la capote, le vent de liberté soufflait cependant encore.

Depuis dix ou quinze ans, ce n’est plus de capote qu’il s’agit, mais de muselière. Au nom de la liberté de chacun de s’imposer à tous et à toutes, il faut marcher droit, veiller à ne pas penser de travers, ne pas tenir de propos plus haut l’un que l’autre. Plus question de raconter des blagues sur les blondes ou sur les Belges. C’est hautement inapproprié. Et les procès de Moscou sont le seul horizon des (anciens) camarades sortis de route, faute d’avoir vu le tournant en épingle à cheveux arriver.

Pour qui, comme moi, s’est fait réformer P4 (motif psychologique, niveau 4 sur 5) pour ne pas avoir à marcher au pas, la situation est devenue anxiogène, l’antidépresseur la béquille qui permet de rester debout. Quasi oppressive cette situation alors qu’on ne parle plus que d’anti-oppression. Mais une anti-oppression à coup de protocoles, d’interdits et de rappels à la loi. Or, l’idée même d’un protocole, d’un interdit, d’une loi est en soi oppression. Pire, c’est la porte ouverte à toutes les pratiques comportementalistes (si chères aux analystes américains), puis de fil en aiguille, à tous les camps de rééducation (si chers aux apparatchiks soviétiques).

C’est une conception mortifère de la vie. Celle qu’on a justement voulu faire éclater en 68, celle qui nous revient aujourd’hui comme un boomerang par… la gauche. Et par une gauche, qui plus est, libérale ! Qui n’a à la bouche que droits et liberté ; et dans la foulée droits qu’elle dit humains, alors qu’ils ne sont que droits-de-l’Un devenus, à force d’ego survitaminé, droits-de-moi.

Pour reprendre la rhétorique contemporaine, on pourrait dire que le droit est par essence oppressif. Rappelons ce qu’en disait la philosophe Simone Weil en 1943 : « l’accomplissement effectif d’un droit, écrivait-elle, provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui ». Le droit n’existe ainsi que si l’autre le reconnaît et s’oblige à le respecter. En somme, peut-on entendre, le droit est une obligation faite à l’autre.

Ce qui amène la question, centrale, de savoir comment lutter contre les oppressions sans être soi-même oppressif. C’est là qu’il serait intéressant de changer l’angle d’approche : non de lutter contre l’oppression mais de travailler la relation.

« Il est inimaginable de prétendre transformer la société sans s’engager dans un processus de transformation de nos modes d’organisation et d’engagement », peut-on lire dans un manifeste anti-oppression d’une Université d’été 2025. Non. S’il est bien quelque chose « d’inimaginable », c’est bien de prétendre transformer la société sans… changer d’imaginaire. Non pas s’engager sur la piste maintes fois suivie des modes d’organisation et d’engagement (avec le succès que l’on sait, la loi et la répression en embuscade), mais sur celle de nos modes de relation entre nous.

Changer d’imaginaire quant à la société que nous voulons, mais aussi quant à la manière d’y arriver. C’est en travaillant la relation entre nous, à ajuster les égards que l’on se doit, à produire collectivement de la règle commune, que l’on pourra construire une société où chacun se respecte tout en maintenant l’interdit d’interdire, où chacun pourra s’épanouir sans passer par le carcan d’une institution surplombante, d’un commandement d’une Table de la Loi, du cadre carcéral de la Loi dominante, de la dictature de la majorité ou de la minorité, sans reconduire les impasses totalitaires des régimes dits communistes.

Il est interdit d’interdire. Rater ce dessein, c’est rater le collectif, rater le commun. C’est rater le changement d’imaginaire et le changement de société.