Avec la Renaissance émerge, en Occident, une nouvelle manière de vivre et de concevoir sa destinée dans ce monde. L’individu commence à s’affranchir des tutelles traditionnelles qui pèsent sur son destin. Il ose dire « je ». Le monde social change de centre de gravité : des lois supérieures (le service de Dieu, de l’État, de la famille…), il se tourne vers l’individu et le culte de soi. L’individu devient le but et la norme de toute chose. Des êtres humains se proclament maîtres de leur vie. D’où émergera une certaine conception de l’histoire et des cités.
Jusqu’alors, les personnes sont intégrées dans des communautés et des collectifs qui les enserrent (clans, guildes, filiations…). Il n’y a pas de place pour l’initiative individuelle, l’affirmation de soi. L’individu ne s’appartient pas : la conscience individuelle suit les mouvements de la conscience collective. Dès sa naissance, il est absorbé dans un tissu de liens et de relations de dépendances qui président à sa destinée. L’exemple le plus courant est celui du chevalier qui défendait, non à proprement parler son honneur personnel, mais celui de la chevalerie à laquelle il appartenait, son honneur personnel et celui de la chevalerie faisant un.
C’est à cette époque que la Réforme protestante va se déployer autour d’un rapport solitaire à Dieu. Le modèle de l’individu libre et pourvu de droits naît dans l’Angleterre du XVIIe siècle, et l’individu libre lui-même s’épanouit dans les cités. Le capitalisme encensera par la suite la figure libre de l’entrepreneur.
Avec la Révolution française, advient « l’individu démocratique ». Le droit révolutionnaire est fortement individualiste : droits de l’Homme, droit à la propriété, contractualisation et fin des corporations professionnelles. Et cette individualisation sort renforcée par l’économie libérale.
Le romantisme trahit le phénomène, où chacun a le droit de prendre soin de ses sentiments, de ses humeurs et de ses états intérieurs, en somme de son individualité.
Puis à partir de 1750 environ, la famille se sépare du reste de la société (des voisins, parenté, monde du travail). Progressivement, le cercle familial se resserre autour du père, et de la mère et des enfants. Et autour d’un espace clos qui lui correspond.
Plus tard, intervient une autre séparation : celle entre le ménage et l’entreprise. Il y a d’un côté le « foyer » (le feu) et son patrimoine, de l’autre l’entreprise et son capital. Au plus grand bénéfice du capitalisme selon Max Weber.
Le tout, qu’on peut qualifier de régime de modernité, s’accompagne d’un transfert du pouvoir : de la terre vers le capital financier, de la campagne vers la ville, de la ferme vers l’usine, d’un monde fondé autour de la protection (de l’âme par le religieux, de la personne par la noblesse guerrière – d’où découlaient les titres sociaux reconnus) à un monde bâti autour du travail et de l’échange des biens (d’où émergera la future hégémonie sociale).
Ces dernières années, de la drôle de construction américaine de la French theory à la lutte pour la reconnaissance en passant par les identités ou les minorités, on a vu s’épanouir la modernité, l’individualisation ; entraînée notamment par l’université américaine qui était la plus à même de porter le mouvement du fait des racines protestantes des États-Unis ; racines qui procurent un environnement culturel favorable à l’individualisation, à la liberté de l’individu et à toute l’hégémonie culturelle qui l’accompagne, et qui n’est autre que le volet culturel de l’hégémonie bourgeoise. Hégémonie bourgeoise qui à travers la mondialisation est effectivement devenue hégémonique au point que l’on peut parler de globalisation culturelle, et de pensée unique. Or, c’est cette même pensée universitaire américaine qui alimente la pensée de gauche contemporaine. Il y a donc mélange des genres et personne ne semble s’en inquiéter. On se prétend de gauche mais on s’appuie allègrement sur les fondamentaux du système. Et on s’affiche radical.
Aussi, pour la gauche, ce serait plutôt le régime de modernité qu’il faudrait aller questionner.
Si l’individualisation est un acquis majeur de cette ère, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas en interroger sa déclinaison égocentrique, égoïste et une certaine vision de la liberté qui va avec.
Il faut se méfier du capitalisme et de sa course effrénée après l’Avoir, qui réduit l’être humain à une matière humaine chargée de produire et consommer. Réfléchir par conséquent à comment rendre effectif le passage du royaume de la nécessité au royaume de la liberté évoqué par Marx : soit s’interroger sur ce qu’est la nécessité, et ce n’est pas une mince affaire.
Il faut se méfier du retour du religieux et du puritanisme ; bien entendu dans les tea-party trumpiste mais aussi dans les injonctions comportementalistes de certains militants ; bien entendu dans le primat donné à la liberté religieuse sur l’émancipation du religieux.
Il faut aussi se méfier de l’utilisation matérialiste qui est faite de la science. Il n’est pas sûr que l’IA ou le téléphone intelligent soient ce que l’on a produit de mieux. Il n’est pas certain que le rapport à la nature que nous avons établi soit le meilleur, pour la nature en soi, mais aussi pour la survie de l’espèce humaine. Sans nier que, de la construction à la santé, en passant par l’alimentation, et tout bonnement le savoir, nous avons besoin de la science.
Il faut tout autant se méfier du libéralisme et de la liberté portée au plus haut des cieux, libéraux. Il faut défendre la liberté, et de manière plus générale, les droits de l’individu, face aux totalitarismes de tout poil… Mais il faut se méfier que cette liberté portée aux nues ne détruise le tissu social : il s’agit de faire société, pas seulement de vivre ensemble. Et donc résoudre la quadrature du cercle du comment « faire société » entre « individus indépendants ». En s’appuyant, par exemple, sur un slogan comme « Liberté, Égalité, Commun » qui souligne l’équilibre à trouver entre l’individu (Liberté, Égalité) et le collectif (Commun).
Synthèse de la conférence prévue le 20 novembre au Bar Commun. Voir ici.