Le Régime de modernité

L’opposition et le Régime de modernité – Partie 1

On fait généralement débuter l’histoire qui nous intéresse autour des XIVe et XVe siècles. Certains la font même remonter en 1200, soit le début du XIIIe. Qu’importe, l’important est de percevoir qu’avec la Renaissance émerge une nouvelle manière de vivre et de concevoir sa destinée dans ce monde. L’individu commence à s’affranchir des tutelles traditionnelles qui pèsent sur son destin. Il ose dire « je ». Le monde social change de centre de gravité : des lois supérieures (le service de Dieu, de l’État, de la famille…), il se tourne vers l’individu et le culte de soi. L’individu devient le but et la norme de toute chose. Des êtres humains se proclament maîtres de leur vie.

D’où émergera une certaine conception du monde et de la vie, en Occident.

Sur le plan conceptuel, ce schéma s’appuie sur le distinguo entre société holiste et société individualiste. Dans les sociétés holistes, l’individu n’est pas la valeur centrale de l’existence. Dès sa naissance, il est absorbé dans un tissu de liens et de relations de dépendances qui vont présider à sa destinée (comme la famille, le clan, la caste, l’ethnie…). Il est soumis à des finalités qui le dépassent.

Dans cette manière de décrire l’histoire de notre civilisation, les personnes, jusqu’au Moyen-âge, sont supposées être intégrées dans des communautés et des collectifs qui les enserrent (les clans, les guildes, les filiations). Il n’y a pas de place pour l’initiative individuelle, l’affirmation de soi. L’individu ne s’appartient pas : la conscience individuelle suit les mouvements de la conscience collective. L’exemple le plus courant est celui du chevalier qui défendait, non à proprement parler son honneur personnel, mais celui de la chevalerie à laquelle il appartenait, son honneur personnel et celui de la chevalerie faisant un.

On retrouve des traces de cette individualisation naissante dans les pratiques artistiques qui de déploient à cette époque : à la Renaissance on commence à s’adonner aux autoportraits et à signer ses œuvres. De son côté, la Réforme protestante se déploie autour d’un rapport personnel à Dieu. Des formes de vie privée desserrent l’étau social qui maintenait les individus à leur place.

C’est alors que sont inventés des métiers autonomes : le banquier, l’artiste, le savant, et plus généralement l’artisan. Le modèle de l’individu libre et pourvu de droits naît dans l’Angleterre du XVIIe siècle. L’individu libre lui-même s’épanouit dans les cités et dans un environnement protestant.

Avec la Révolution française, c’est « l’individu démocratique » qui débarque. Le droit révolutionnaire est fortement individualiste : droits de l’Homme, droit de la propriété, mariage contractualisé et fin des corporations professionnelles (la fameuse loi Le Chapelier).

L’économie libérale vient renforcer cette individualisation ; et le capitalisme encense la figure libre de l’entrepreneur. L’art continue à trahir le phénomène à travers le romantisme, où chacun a le droit de prendre soin de ses sentiments, de ses humeurs et de ses états intérieurs, en somme de son individualité.

À partir de 1750 environ, la famille se sépare du reste de la société (des voisins, de la parenté, du monde du travail). Progressivement, le cercle de celle-ci se resserre autour du père, et de la mère et des enfants. Et autour d’un espace clos qui lui correspond.

Une autre scission intervient au XIXe siècle, favorisant, selon Max Weber, l’essor du capitalisme : celle entre le ménage et l’entreprise. Se distinguent d’un côté le « foyer » (le feu) et son patrimoine, de l’autre l’entreprise et son capital. Et le système n’aura de cesse de les séparer et de les maintenir séparés (ce que je montre dans Dans la nasse).

On constate plus généralement un transfert du pouvoir : de la terre vers le capital financier, de la campagne vers la ville, de la ferme vers l’usine, d’un monde fondé autour de la protection (protection de l’âme par le religieux, de la personne par la noblesse guerrière – d’où découle les titres sociaux correspondants) à un monde bâti autour du travail et de l’échange des biens (d’où émergera la future domination sociale).

C’est ce phénomène qui caractérise la modernité, et que je me propose d’appeler « Régime de modernité ». Reprenons-le plus en détail.

Individualisation

« Les hommes étaient sortis de l’indistinction imposée par la masse et […] étaient devenus conscients d’être des individus avec leurs droits et leurs revendications propres et non pas simplement des membres d’une classe, d’une guilde, ou d’un groupe social », pointe John Dewey.

L’individualisation commence à s’exprimer dans la philosophie et le droit au XVIIe siècle, et pleinement au siècle suivant, celui dit des Lumières.

On commence à parler d’un sujet. Non plus seulement du sujet du roi ou autre monarque, mais du sujet qui agit, qui est sujet de son action, de sa vie.

C’est l’époque du cogito cartésien : « je pense, je suis ». Pour être en mesure de dire « je pense », il faut déjà que « je » existe. Que « je » se soit plus ou moins libéré de ce tissu de liens et de relations qui l’enserrent… Je peux douter de tout (car c’est aussi dans le cadre de sa philosophie du doute que Descartes emploie cette célèbre formule – il l’emploie plusieurs fois dans son œuvre), je peux douter de tout mais je ne peux douter de moi. Je suis celui qui suis en train de penser et douter, donc je suis, je suis sujet, j’existe. Si c’est bien un pas énorme qui est franchi, d’un point de vue philosophique, c’est surtout la parole qui trahit ce phénomène de société bien particulier qu’est l’individualisation.

Protestantisme

Ce phénomène est concomitant au protestantisme. Pour ne pas dire que les deux s’alimentent l’un l’autre. Que serait l’individualisation sans le protestantisme, le protestantisme sans l’individualisation ? Le protestantisme est le volet religieux d’un fait de société qu’est l’individualisation.

Le protestantisme pose la relation directe du croyant à Dieu.

John Dewey décrit avec élégance l’événement : « L’église universelle était le fondement, la finalité et la limite des croyances et des actes de l’individu en matière spirituelle, tout comme l’organisation hiérarchique féodale était le fondement, la loi et le cadre de son comportement dans les affaires temporelles. […] Le protestantisme a marqué la première rupture formelle avec la domination des idées romaines. Il a permis à la liberté de conscience et à la liberté de culte de s’affirmer contre une institution dominatrice et organisée se présentant comme permanente et universelle. […] L’individualisme religieux a répondu à un besoin profond en légitimant l’initiative et l’indépendance de pensée dans tous les domaines, […] l’apport le plus important du protestantisme fut de développer l’idée que la personnalité de chaque être humain était une fin en soi. Une fois les hommes considérés comme capables d’un rapport direct avec Dieu, sans passer par quelque organisation que ce soit, église ou autre, une fois admis que la dramaturgie du péché, de la Rédemption et du salut se jouait au niveau de l’âme individuelle et non au niveau de l’espèce dont l’individu était le subordonné, alors un coup fatal était porté à toutes les doctrines qui prônaient la subordination de la personnalité – coup dont le retentissement politique contribua à la cause de la démocratie car dès lors que l’idée de la valeur intrinsèque de chaque âme était admise sur le terrain religieux, il était difficile d’empêcher cette idée de s’étendre aux relations temporelles. »

On ne saurait en effet trop insister sur le lien entre protestantisme et démocratie. Max Weber de son côté souligne celui entre protestantisme et capitalisme. Il n’est pas excessif d’affirmer que le protestantisme s’est révélée être la religion de référence de la modernité.

Libéralisme

Ce phénomène socio-religieux, l’individualisation et le protestantisme, génère le libéralisme : que revendique en effet l’individu par rapport aux institutions et groupes sociaux qui forment son cadre de vie ? Que revendique-t-il, de fait ? La liberté.

L’homme se libère progressivement du carcan social monarchique et romain ; en somme ce qui va devenir l’émancipation du Tiers-État vis-à-vis des deux autres États.

Le libéralisme est un courant de pensée qui prône la défense des droits individuels, comme la liberté bien entendu, mais aussi la sécurité ou la propriété. Le modèle repose sur… l’individu, et aussi sur le contrat entre les individus, sorte de coopération volontaire entre eux. Il se développe à partir des XVIIe – XVIIIe siècles autour de penseurs, comme John Locke, Montesquieu, Kant ou Adam Smith.

Chacun peut être à lui-même sa propre création, peut construire sa propre vie, vivre son propre rêve ; chacun est souverain ; c’est à chacun de définir sa vie bonne. Et par le contrat avec les autres (dont le contrat social, celui de la société), cette liberté m’est garantie.

L’individu (libéral) est d’abord un individu qui réclame et assoit sa liberté vis-à-vis du collectif, et exige des droits qui lui permettent de garantir sa liberté des empiétements de l’autre (et de sa propre liberté, à cet autre) et vis-à-vis des corps constitués. La question des fins, des objectifs, y est privée, personnelle, la question des moyens (le contrat social) est publique (portée ou non par l’État). La liberté d’agir est théoriquement totale, et des droits garantissent cette liberté, et aménagent la coexistence des libertés de chacun.

La relation entre ces individus libres se formalise à travers un contrat. Un contrat entre individus, et individus supposés égaux (c’est là où souvent le bât blesse). C’est un contrat de personne à personne, avec des droits et des devoirs réciproques. Il est formalisé à travers un document, ou implicite au moyen d’un acte, par exemple l’échange commercial (la baguette passe d’une main à une autre en contrepartie d’un prix convenu).

Ce contrat lui-même est porteur d’individualisation. En obligeant un accord entre les parties, il permet de sortir des rapports d’esclavage ou de suzeraineté. La personne peut s’affranchir, acquérir une indépendance ; l’individu s’ébauche à travers cette personne qui se dégage de liens ancestraux.

Le libéralisme est le volet politico-philosophique de l’individualisation, c’est-à-dire de l’individu, de sa liberté et de ses droits. Notons que le contrat (entre les parties, ou le contrat social) y est trop souvent occulté. Notons encore que le laisser-faire des économistes libéraux n’est qu’un aspect de cette liberté d’agir, et que les Droits de l’Homme (les droits de l’individu), participent à son ossature juridique – ils prennent sens et corps dans ce cadre-là.

Aujourd’hui, poussé à l’extrême, le libéralisme se déploie comme idéologie du moi libre, de l’ego-roi, comme recherche de plénitude de la toute-puissance égotiste, d’épanouissement de ce moi en dehors du collectif ; tout en réclamant du même collectif la protection de ce moi. Je lui taille une croupière, et plus généralement à l’Empire libéral, dans Dans la nasse.

Science et technique

La modernité se caractérise aussi par la montée en puissance de la science, et par voie de conséquence de la technique que la première permet.

Le symbole en est Descartes encore, cette fois par sa méthode, mais aussi par sa célèbre formule « être maître et possesseur de la nature » qui d’une certaine manière deviendra la devise de la modernité. C’est un trait majeur de ce qu’on appelle progrès. C’est par l’étude de la nature, une étude expérimentale, et par des inventions qui s’appuie sur cette étude, le tout au bénéfice du corps social, que l’on estime obtenir un progrès.

Dans ce cadre, est moderne, ce qui procède de cette idée que la raison humaine, et non une révélation divine, est au principe de la vie sociale. C’est par la raison que l’on peut établir des vérités universellement partageables. Non par une parole divine.

Avec le progrès, « c’est l’avenir plus que le passé qui domine l’imagination. » nous dit encore Dewey. On passe d’un « univers clos qui assigne à chaque chose une place, et où chaque chose sait quelle est sa place […] à un univers infini dans le temps et dans l’espace, sans aucune limite » que la science nous révèle.

On passe aussi d’une méthode de travail où la constante qui est recherchée par la science est celle qui permet de classer, classifier (quelle constante permet de définir telle classe ?) à celle qui permet de relier entre eux des phénomènes, des changements, de définir des lois scientifiques. On passe d’un monde figé à un monde en mouvement. La constante recherchée, la loi, doit permettre la prévisibilité et la reconstitution (en laboratoire) du phénomène, et une fois mise au service de la technique permettre la production matérielle.

Bourgeoisie et Capitalisme

Un certain nombre d’auteurs dont Charles Taylor vont insister sur un autre aspect de la modernité, celui de l’« affirmation de la vie ordinaire ». En effet, des Grecs jusqu’au Moyen-âge, la dimension matérielle de la vie est dévalorisée au profit du monde des idées, ou de la spiritualité ou de la vie contemplative. Avec le protestantisme, apparaît une autre conception de la vie, que l’on peut qualifier de moderne, et qui valorise la vie ordinaire. Il faut certes vivre humblement, dans la piété et dans la crainte de Dieu. La vie doit s’accomplir dans le mariage et les devoirs sociaux. Surtout, et c’est ce qui nous importe, cette « vie ordinaire » renvoie à cette partie de l’existence humaine consacrée à la production et à la reproduction. C’est-à-dire le travail, la fabrication des biens nécessaires à la vie, la sexualité à travers le mariage, la famille, la vie sentimentale. Et elle prend la forme à partir du XVIIIe siècle d’une valorisation du commerce, du travail, de l’acquisition de biens et de l’exaltation de l’homme-producteur, de son autonomie, de ses sentiments.

Cette vie ordinaire renvoie à s’y méprendre à la vie bourgeoise. Ce qui fait écho à cette idée défendue par Erich Fromm et Max Weber, que c’est « la classe moyenne urbaine [protestante] qui allait devenir l’épine dorsale du développement capitalistique ».

Cette bourgeoisie en devenir combat alors la centralité de l’Église catholique (religion officielle des grandes monarchies européennes) au sein des bourgs, en y imposant, à côté des beffrois, symboles des libertés communales, le marché, la halle de commerce, l’horloge de la cité.

Par exemple, l’horloge de la cité scande le rythme des occupations quotidiennes sur la base d’une journée en vingt-quatre heures égales. Ce qui est nettement plus efficace pour l’organisation du travail que la journée de l’église romaine basée sur la lumière naturelle : « depuis jour commençant, jusques à jour faillant » rendant de la sorte la durée de l’heure variable d’une journée à l’autre (là encore, je vous renvoie à Dans la nasse).

Si on garde à l’esprit que l’Église protestante est à la fois le bâtiment et la communauté correspondante, on peut dire que c’est autour des laboratoires que sont le marché et l’Église que s’est forgée une société nouvelle porteuse de l’individu, où ont été conçus et façonnés nombre de préceptes de notre Modernité. Ces deux institutions, le marché et l’Église, sont au cœur de l’émergence du capitalisme et de la démocratie libérale.

En même temps, l’avènement de l’individu ne peut être dissocié d’un mouvement plus général, qui passe par la propriété privée et la « propriété de soi » sur le plan juridique. Cette notion de « propriété de soi » a été développée par John Locke. Par « propriété de soi », Locke entend le fait qu’en devenant propriétaire (de sa terre par exemple), l’individu devient maître de lui-même, qu’il peut ainsi s’approprier son travail et ses moyens d’existence.

Modernité

Sous la pulsion de la Renaissance artistique et culturelle, de la Réforme (protestante) et de la classe moyenne des bourgs, une poussée individualiste a vu le jour, une dynamique d’individualisation a conduit à une rupture, et de là, à la maturité de la Modernité. La modernité se caractérise en effet par l’individualisation. C’est sans doute même ce qui la définit : la modernité est cette période (occidentale) où émerge, s’épanouit l’individu, où il se libère du schéma holiste, où il se libère de ce tissu de liens et de relations de dépendance qui dès sa naissance présidait jusqu’ici à sa destinée.

On peut même aller jusqu’à dire : la modernité occidentale, c’est la naissance de l’individu, c’est l’ère de l’individu (Miguel Benasayag parle, lui, d’« époque de l’homme »).

Or, l’instrument historique principal de l’individualisation s’est de fait révélé être le bourgeois. C’est lui qui a porté le phénomène. C’est lui qui en effet dans ses bourgs a cherché à se libérer de la tutelle de l’Église romaine puis de fil en aiguille, en se rendant économiquement incontournable, à se libérer des tutelles politiques, et a finalement pris le pouvoir institutionnel avant d’étendre son hégémonie à l’ensemble de la société. « L’Homme » qui se donne des droits en 1789 est avant tout le bourgeois, ne nous y trompons pas.

Ce phénomène social global (en Occident) caractérisé par l’individualisation, d’une part, le protestantisme et le libéralisme, religion et philosophie politique faisant office de supports idéologiques, d’une autre part, la technique et le capitalisme (la science et l’économie) comme supports matériels, d’une troisième part, est « la modernité » ; la démocratie libérale en est la forme institutionnelle la plus accomplie, la raison et le progrès des idéaux.

Ce fait politique, pris dans sa totalité, je l’appelle « Régime de modernité ».