Révolutionner l’opposition

L’opposition et le Régime de modernité – Partie 3

Des revendications individualistes pimentées d’un soupçon de French Theory à la lutte pour la reconnaissance en passant par les identités, les minorités, ou plus généralement les droits de l’individu, en passant aussi par le radicalisme à la sauce américaine, on a vu ces dernières années l’épanouissement de la modernité, de l’individualisation, un imaginaire d’opposition se rendre totalement prisonnier du Régime de modernité.

L’université américaine n’y est pas pour rien, elle qui était la plus à même de porter le mouvement du fait des racines protestantes des États-Unis ; racines protestantes qui, je le rappelle, procurent un environnement favorable à l’individualisation, à la liberté de l’individu et à toute l’hégémonie culturelle qui l’accompagne. Hégémonie culturelle qui n’est autre que le volet culturel de l’hégémonie bourgeoise. Hégémonie bourgeoise qui à travers la mondialisation est effectivement devenue hégémonique au point que l’on peut parler de globalisation culturelle. Ce que j’appelle plus généralement l’Empire libéral.

Si on considère, à la suite de Cornelius Castoriadis, que l’imagination peut être créatrice, que c’est par elle qu’une forme de rupture peut se produire, il est important, crucial même, que cette imagination ne s’embourbe pas dans l’imaginaire dominant. Or, tout semble montrer que nous n’en suivons pas le chemin.

L’interrogation qui, bien évidemment, surgit alors est de savoir ce que, face au « système », on remet effectivement en cause. C’est en effet sans doute là que les malentendus se nichent. Que met-on derrière la prétention d’être anti-système ? À quoi s’oppose-t-on réellement ? Quel combat mène-t-on véritablement ? Quel objectif poursuit-on vraiment ? Parle-t-on la même langue ? C’est ce que je vous propose d’explorer dans cette partie.

Autour du maître et de l’esclave

Un des premiers axes de contestation a été celui des travailleurs, qui progressivement s’est resserré autour du marxisme, au point que celui-ci soit devenu au XXe siècle la référence quasi-unanime. Le marxisme s’est attaqué au « capitalisme », sans néanmoins remettre en cause une certaine vision du progrès. La bourgeoisie, si elle est l’ennemie, n’est pas pour autant inutile : elle a un rôle « historique » à jouer, celui de permettre des avancées significatives dans la lutte contre la nécessité. En somme, de permettre l’amélioration des conditions (matérielles) de vie. Une fois atteints les objectifs attribués à ce rôle historique, le communisme pouvait advenir. Selon un sens de l’Histoire vu et théorisé par Marx. Sorte de credo n’ayant jamais été véritablement étayé. « C’est parce qu’elle détenait le sens de l’Histoire que la gauche pouvait à la fois dévoiler le fonctionnement social et en modifier le cours ». Or qui croit encore en l’existence d’un sens de l’Histoire ?

Le marxisme s’est donc inscrit dans une certaine vision de la modernité, du progrès : une vision matérielle, matérialiste. L’URRS ou la Chine productivistes en sont la conséquence logique. Dans cette veine, on a vu Lénine défendre les bienfaits du taylorisme.

Parallèlement à cet acte de foi, la tradition communiste s’est plus particulièrement mobilisée autour de la lutte des classes, donc d’un combat entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre les patrons et les ouvriers, entre le mal et le bien. Cette bataille contre le capitalisme s’est révélée de fait être contre le capitaliste, contre l’individu capitaliste, pas tant contre le système lui-même. Se focalisant sur les rapports sociaux au sein du capitalisme plutôt que sur le capitalisme lui-même et ses (fausses) promesses – rôle historique de la bourgeoisie oblige.

S’inscrivant ainsi dans une tradition interprétant la dialectique hégélienne du maître et du serviteur au pied de la lettre : celle d’un combat à mort entre deux individus, et deux individus produits de l’Histoire. Suivi d’une émancipation du serviteur par le travail. Dans une vision en fait totalement imprégnée de l’imaginaire du Régime de modernité, de l’ère de l’individu, puisque combat entre individus, qui, pour Hegel, se reconnaissent mutuellement. Et en ce début de XXIe siècle, il n’a pas été difficile d’étendre cette lutte à toutes les formes de domination dans un catéchisme marxiste ou post-marxiste, de remplacer le prolétaire par le laissé-pour-compte dans le rôle clé du serviteur.

D’ailleurs, si nous reprenons la Constitution soviétique de 1918, on y voit qu’elle est instituée « Dans le but fondamental de supprimer toute exploitation de l’homme par l’homme, d’abolir à jamais la division de la société en classes, de réprimer sans pitié les exploiteurs et d’instituer l’organisation socialiste de la société ». Le socialisme promeut une société sans exploitation de l’homme par l’homme – autrement dit d’un individu par un individu -, une société sans exploiteurs et sans classes. Auxquels un courant contemporain a ajouté : sans minorités. À aucun moment l’objet du Régime de modernité n’est interrogé.

Comment s’étonner dès lors que cela puisse aboutir à une force affirmative, un soutien pour le système, de la part des laissés-pour-compte ? Soit rien qui ne soit réellement à la hauteur des enjeux sociaux et écologiques du moment, de la quête de sens aux dysfonctionnements de notre environnement. Quand le pourquoi de notre société n’est pas disputé, seulement le comment.

Autour des droits

Un deuxième axe de contestation, à côté de cet axe marxo-communiste, s’est élaboré autour des droits de l’Homme (hâtivement rebaptisés droits humains). Et tout particulièrement après le naufrage du marxisme. Ce combat cherche à les étendre à toutes et à tous mais fait l’économie de la difficile articulation entre l’individu et le collectif. Comme nous l’avons vu dans la deuxième partie. Cette tension est totalement ignorée par l’opposition, qui se contente d’une revendication de ces droits pour le Peuple dans sa totalité. Ces droits du bourgeois de 1789 doivent bénéficier à toutes et à tous, pas seulement à la classe bourgeoise.

Intention tout à fait louable, je le reconnais, et c’est la raison pour laquelle je soutiens fermement ce combat : il faut défendre les droits de l’individu face aux totalitarismes de tout poil, de Poutine à Trump en passant par les mollahs, les talibans, Netanyahou et autres présidences à vie, partis uniques, en Asie, Afrique ou ailleurs… Il faudrait le faire cependant sans naïveté, veiller à ne pas occulter le sous-entendu, l’implicite, que les droits du bourgeois seraient la quintessence de droits humains, comme si les valeurs du bourgeois étaient le nec plus ultra des valeurs. En somme, il faudrait défendre les droits de l’individu sans pour autant défendre les droits du bourgeois, l’assise formelle de sa domination. Exercice d’équilibrisme périlleux dont il faudrait déjà avoir conscience pour le réussir.

D’accord, ces droits bourgeois, me direz-vous, ont été progressivement enrichis, sous la pugnacité du mouvement social, de droits sociaux, créant et renforçant la propriété sociale, pour reprendre la terminologie de Robert Castel. Si comme on l’a vu avec Locke (première partie), le libéralisme repose sur la propriété chargée d’apporter à l’individu (propriétaire) les ressources matérielles, propriété conçue dans cette optique comme une garantie de pouvoir disposer de quoi vivre, un compromis a été trouvé par la suite, selon Castel, notamment à travers l’État-providence ; en fournissant aux non-propriétaires une sorte de propriété : des droits attachés au travail comme la Sécurité sociale ou le droit du travail. En somme la propriété sociale comme propriété des non-propriétaires, pour contrebalancer la propriété du propriétaire, et permettre à chacun de disposer d’une « propriété » qui assure contre les aléas de la vie.

Il n’empêche que nous restons dans le schéma du droit de propriété ; lequel n’est pas questionné. Tout comme le fait que ces droits humains sont avant tout ceux d’un individu, que ce sont des droits de l’Un. L’imaginaire reste celui du bourgeois, et plus généralement celui de l’individualisation et du Régime de modernité. Des acquis majeurs sont certes obtenus, mais l’imaginaire n’est pas ébranlé, pas plus que le régime correspondant, il reste stable sur ses deux jambes. Que peut-on en espérer du point de vue de l’imagination créatrice ?

Il en est de même de la liberté, un de ces fameux droits. Il y a une différence entre la liberté individuelle de l’individualisme libéral et la liberté du domaine de la liberté marxiste. Pour ne prendre que cet exemple. Pour Marx, il s’agit de passer du domaine de la nécessité à celui de la liberté, d’une vie consacrée à la survie à une vie libérée de ce combat, une vie libre de faire ce que l’on veut une fois la nécessité repue. Ce n’est pas tout à fait la même chose : entre un individu libre de faire ce qu’il veut dans la limite des droits de l’autre, et un individu libre de faire ce qu’il veut une fois les limites de la nécessité dépassée, la vie libérée des contraintes de la nécessité, c’est juste le jour et la nuit.

De ce point de vue, l’opposition contemporaine est loin d’être marxiste, elle est au contraire devenue totalement libérale, totalement imbibée du Régime de modernité. Entre identité, reconnaissance et droits, elle défend la liberté individuelle, et elle ne défend que ça, réduisant l’émancipation à cette liberté-là. Sous l’influence néfaste de la pensée démocrate américaine, qui est de gauche comme le pape est athée, faut-il le rappeler. La défense des minorités s’est transformée en bataille pour la liberté libérale, en reconnaissance de la singularité de chacun, en individualisation exacerbée, en libéralisme culturel, et occulte toute vision collectivement émancipatrice. On est passé, en termes d’objectifs, du « faire-société » au « vivre-ensemble », du collectif à la coexistence, du Peuple à « mon choix mon droit ».

Il faut reconnaître toutefois que face aux différents totalitarismes déjà évoqués, la défense de la liberté libérale reste d’importance. Nouvel exercice d’équilibriste entre liberté libérale et liberté marxiste dont il faudrait là encore prendre conscience de l’importance.

De quoi doit-on s’émanciper ?

De quoi doit-on s’émanciper, d’ailleurs ? Nous parlons sans cesse de liberté et d’émancipation ? Mais de quoi veut-on s’émanciper ? De la domination du maître de Hegel reprise par Marx et tous les marxistes ? Ou de la nécessité pointée par ailleurs par le même Marx ? Comme nous l’avons vu, il s’agirait, pour une partie significative de l’opposition, du maître hégélien, du dominant, ne retenant de l’héritage marxiste que cette option.

De mon point de vue, ce serait plutôt de la nécessité qu’il faudrait avant tout s’émanciper. C’est cette émancipation qui donne effectivement la liberté. Y compris de ne plus avoir besoin de maître pour vivre ! C’est elle qui permet de ne plus être réduit à cet individu qui n’a plus que sa force de travail à vendre pour pouvoir vivre. Ce n’est pas par le travail que le serviteur doit se libérer, c’est en assurant lui-même sa propre survie. Sans pour autant occulter la réalité des jeux de pouvoir en place : la domination est un fait et le maître guère favorable à cette émancipation.

D’autant plus centrale, cette émancipation de la nécessité, que le système capitaliste n’a de cesse justement d’en renouveler le périmètre (il nous en faut toujours plus, nous courons après l’Avoir-Plus – ce que je développe dans Dans la nasse). Nous enfermant de ce fait à jamais dans la servitude, pour ne pas dire l’esclavage, de cet individu ayant à vendre sa force de travail pour acheter cette nécessité sans cesse renouvelée et étendue. Onofrio Romano évoque, lui, à la suite de Georges Bataille, la peur du manque de ressources comme moteur de cette course à l’Avoir-Plus. Ainsi, ne pas suivre le capitalisme dans cette course effrénée à l’accumulation d’Avoir serait déjà faire un pas en direction de cette émancipation du serviteur, non par le travail, mais par la réduction du royaume de la nécessité.

Or, pendant ce temps, de quoi s’inquiète l’opposition contemporaine, y compris la gauche de la gauche ? Des droits des minorités.

Ce paradoxe est lisible, caricatural, à travers l’exemple, parmi cent, d’Assa Traoré posant le poing levé en escarpins Louboutin. Elle dit, par cette pose, je suis une femme, je suis une noire, et j’ai le droit, comme n’importe qui, de consommer, y compris du luxe. Elle n’interroge pas le régime de nécessité renouvelée, qu’on appelle consumérisme. Elle veut pouvoir consommer comme tout le monde. Aussi sottement que n’importe quel mâle blanc. Assujettie, à son insu, à l’imaginaire du Régime de modernité ou de croissance, à la course accumulative du capitalisme.

Et son comportement ne vient pas de nulle part ! Comme le souligne Charles Taylor : « Le mouvement ouvrier n’était pas seulement un mouvement visant certains buts concrets, il exprimait aussi un besoin de reconnaissance, d’être inclus dans la démocratie qu’il pouvait infléchir. » Le combat a en effet toujours porté et sur l’amélioration des conditions matérielles, et sur la reconnaissance de droits, et notamment le droit à exister, à vivre. À participer à la vie démocratique, aussi. Et à bénéficier des mêmes droits de l’Homme que le bourgeois. Voire à s’embourgeoiser. Autrement dit : d’être un individu reconnu du Régime de modernité.

Ce qui sous-entend, et c’est un point primordial de la réflexion, point qui est trop rarement abordé, que le hochet miteux du vieux mâle blanc hétérosexuel serait enviable, que le système qu’il a mis en place n’est pas si mauvais que cela. Sachant que ce hochet n’est autre que le Régime de modernité. Au fond tout se réduirait à un problème de répartition des richesses entre dominants et dominés, d’égalité dans l’accès à ces richesses. Mais ces richesses elles-mêmes ne sont pas questionnées, le Régime de modernité n’est pas questionné… On retrouve là l’illusion du rôle historique de la bourgeoisie. Alors que, fondamentalement, à mon avis, le hochet du vieux mâle blanc (du bourgeois) est miteux, lamentable, minable. On s’est moqué du bling-bling de Sarkozy, de la Rolex à 50 ans de Jacques Séguéla mais on applaudit les Louboutin de Traoré, ou l’embourgeoisement de la classe prolétarienne, et plus généralement des laissés-pour-compte ! Cherchez l’erreur.

C’est cette idée que j’exprime de façon sous-jacente dans la première partie de Révolutionner la gauche, celle d’une continuité entre le combat ouvrier et le combat identitaire ; celle de se faire une place au soleil dans une société qui resterait à jamais inchangée dans ses fondamentaux, et qui réduit le combat à une lutte dominant/dominé. Première partie qui, je le sais, indispose certains, certaines, puisque interrogeant la pertinence du combat mené par le mouvement social. Une sorte de poil à gratter qui gratterait tout de même un peu de trop. Désolé.

Je persiste pourtant : un des problèmes de la lutte de reconnaissance est bien celui-là, celui de chercher à être inclus dans le système. Le Régime de modernité n’y est pas interrogé, on a même plutôt tendance à y adhérer. On est « progressiste ». Avec l’embourgeoisement en ligne de mire. Il ne s’agit pas d’abattre le système mais bien de se faire une place au soleil, au soleil bourgeois. Ou de la vie ordinaire. Ou bien encore au soleil de la modernité.

Nous sommes ici au cœur de la double approche, contradictoire, de l’opposition : entre remettre en cause le système, celui construit autour de la vie bourgeoise, ou chercher à inclure tout le monde dans une vie ordinaire qui serait un référentiel en soi, au-delà de sa dimension bourgeoise. Laquelle, cette dimension bourgeoise, ne serait qu’un épiphénomène de domination. À combattre en tant que tel. On retrouve ici le discours radical américain qui voit dans le capitalisme une trahison de la révolution, le mythe de l’inclusion qui veut que tous et toutes puissent profiter du Régime de modernité. Comme si la révolution n’était que le moment de la victoire de la vie ordinaire, et non la victoire de la bourgeoisie et de son Régime de modernité.

Qu’est-ce que l’opposition ?

Finissons par la question centrale, celle qui est au cœur de tout ce développement : qu’est-ce que l’opposition, qu’est-ce qu’être de gauche ?

Être dans l’opposition, c’est, selon une première approche, vouloir permettre à tous et à toutes de profiter de la société telle qu’elle va. C’est là qu’on va retrouver l’ambition de « supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme ». Hier c’était la défense des travailleurs et des catégories populaires ; aujourd’hui, l’approche est intersectionnalisée : les catégories populaires sont élargies aux minorités, aux laissés-pour-compte ; classe, race et genre. Le référentiel sous-jacent est la dialectique hégélienne du maître et du serviteur revisitée par une tradition marxiste, entretenant la rhétorique du dominant et du dominé.

Toujours dans cette veine, être de gauche c’est refuser ce qui est. Ce que nous dit Edwy Plenel dans A gauche de l’impossible : « c’est d’abord défendre la société contre les abus des pouvoirs, qu’ils soient étatiques, politiques ou économiques, sociaux ou culturels, entremêlant domination sociale, discrimination raciste et oppression patriarcale. » Mais comme on ne définit pas clairement ce que l’on veut, l’objectif à atteindre, on aboutit, au final, à un pitoyable embourgeoisement.

D’où une seconde approche, et qui est la mienne, vous l’aurez deviné : l’opposition, c’est poursuivre un changement radical de société. Ne pas se contenter de l’embourgeoisement, l’inclusion, du prolétariat ou des laissés-pour-compte. La quête de sens comme la crise écologique n’autorisent plus cette option de l’embourgeoisement. Le mode de vie bourgeois, celui de la vie ordinaire, qui a viré au consumérisme, n’est plus ni soutenable ni enviable.

L’objectif est donc bien et ne peut être que celui de dépasser le Régime de modernité et construire la société qui suivra ; en considérant la société, la nature et l’individu comme un tout, objet de la politique ; en menant une véritable réflexion sur ce qu’est la nécessité, celle que l’on doit juguler pour atteindre le royaume de la liberté. Donner en définitive la priorité à ce volet de la réflexion marxiste.