Dans les années 1970, nombre de personnes de gauche, notamment issues du mouvement soixante-huitard, étaient opposées au mariage, ce socle emblématique de la famille et du monde bourgeois, catholique et patriarcal. L’union libre avait le vent en poupe et tout individu favorable au mariage ne pouvait être qu’un réac. Il faut dire qu’il était le plus souvent proche de la droite ou des cathos, les choses étaient alors faciles. Au début des années 2010, on a vu la gauche, une gauche, pleine d’élan et d’ardeur, emboîter le pas au mouvement LGBT+ dans sa revendication du mariage pour tous (devenu depuis pour toutes et tous)… S’y opposer ne pouvait être que réac puisque porté par la droite et les cathos de La Manif pour tous. Aucune voix à gauche ne put faire valoir que le « pour tous » ne changeait rien à l’affaire, que le mariage restait le mariage, qu’il fût pour tous, toutes ou non. C’est ainsi qu’il est devenu réac d’être contre le mariage. Et que la gauche, forcément progressiste, a soutenu le mariage intrinsèquement bourgeois, catholique et patriarcal, ainsi que la famille qui va avec, soit exactement la position qualifiée de réac par les premiers…
Cette guerre des réacs de gauche serait restée anecdotique si n’étaient venues s’y greffer d’autres pommes de discorde, notamment une, autrement plus épineuse : la révolution iranienne. En 1979, pour la première fois depuis longtemps, un « grand » peuple se soulevait victorieusement contre l’impérialisme bourgeois (ou yankee, ou capitaliste…). Nous étions nombreux à applaudir, Sartre et Foucault en tête… jusqu’à ce que la révolution tourne en eau de boudin, lorsque les mollahs s’imposèrent et confisquèrent le pouvoir. Certains, comme moi, ont déchanté, d’autres ont continué à applaudir. Un clivage est né entre une gauche pour qui un mollah est un réac, et une autre pour qui la victoire contre l’impérialisme importe avant tout (d’autant plus que la théologie de la libération prouvait que religion et marxisme pouvaient faire bon ménage…). La posture athée ou anticléricale devenait suspecte et pour ainsi dire… réac. Cette opposition se focalisa ensuite en France autour de la laïcité et des signes ostensibles de prosélytisme, entre le droit à la liberté religieuse, forcément progressiste, et le dessein de se libérer des religions, tout aussi progressiste… mais pas pour les mêmes. Pour chaque camp, l’autre devenait de fait un affreux réac, et être Charlie était diversement apprécié.
Plus récemment Judith Butler, une des égérie de la gauche libérale, s’est faite remarquer en affirmant une ligne que n’aurait sans doute pas désavouée Foucault, celle des énamourés de la révolution des mollahs. Toujours selon le mantra qui veut qu’une révolution anti-impérialiste ne saurait être tout à fait mauvaise, et certainement pas réactionnaire, elle a affirmé « considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, de gauche, qui font partie d’une gauche mondiale 1. » Certes, elle y apporta par la suite des bémols, notamment en soulignant ne pas cautionner la violence, ni même l’action de toute organisation de la gauche mondiale… Cependant « ces organisations politiques se définissent comme anti-impérialistes, et l’anti-impérialisme est une caractéristique de la gauche mondiale 2. » Je passe sous silence le fait qu’une personne qui se veut combattre l’impérialisme (occidental) puisse inclure une organisation non-occidentale dans une gauche mondiale, comme si la notion même de gauche n’était pas éminemment occidentale – n’est-ce pas un peu réac, cette forme d’ethnocentrisme ? Je soulignerai juste que l’anti-impérialisme semble être le critère principal (voir unique) d’appartenance à la gauche. Cette approche fait écho à la définition qu’Edwy Plenel en donne, comme « refus de ce qui est 3 » (s’appuyant sur Sartre et consort dans les Temps modernes – 1955). Ce qui ne laisse pas vraiment entendre ce pour quoi elle est…
N’en reste pas moins, qu’en combattant l’hégémonie israélienne, c’est-à-dire l’impérialisme, le Hamas a ainsi acquis pour la gauche réac des vertus que la raison ne connaît point. Bien entendu, l’autre gauche réac ne voit pas bien comment une boucherie comme celle du 7 octobre pourrait être qualifiée de gauche : pour elle, selon la doctrine en cours dans les années 1970, une opération qui cible un personnage bien particulier, symbole du pouvoir ou du régime, peut être qualifiée de gauche quand un attentat aveugle comme celui de la gare de Bologne qui décima des dizaines de civils ne peut être le fait que de réactionnaires fascisants… Mais cette gauche réac ne comprend rien aux subtilités du combat anti-impérialiste de l’autre gauche réac.
Ainsi vont les deux gauches réacs, chacune sur sa ligne de défense. Elles se font face, elles sont incapables d’affronter leurs différences et d’en discuter afin de les dépasser. Pendant ce temps, l’Iran assassine les femmes mal voilées et pend les homosexuels, Israël ignorant des vies palestiniennes colonise en toute impunité, et le Front national, pudiquement rebaptisé Rassemblement, est aux portes du pouvoir. Cherchez l’erreur.
- https://isgap.org/post/2023/10/judith-butler-and-the-normalization-of-hamas-and-hezbollah-within-progressive-social-movements/ ↩︎
- https://mondoweiss.net/2012/08/judith-butler-responds-to-attack-i-affirm-a-judaism-that-is-not-associated-with-state-violence/ ↩︎
- Edwy Plenel, À gauche de l’impossible, La découverte, Paris, 2021. ↩︎