Défendre ou résister ?

Sans nul doute, en politique, dire non, c’est exprimer un refus, tout particulièrement un refus du système, et c’est déjà beaucoup. C’est tourner le dos à la résignation, au laisser aller les choses comme elles vont. C’est entrer en résistance et briser la collaboration passive du cher collaborateur, chère collaboratrice de la gouvernance d’entreprise, renoncer à la servitude volontaire si bien décrite par Étienne de la Boétie (Discours de la servitude volontaire, 1576). C’est même être de gauche, si l’on en croit Edwy Plenel ! Pour lui, en effet, se référant à un numéro spécial des Temps modernes de 1955, où se croisent des plumes comme Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Claude Lanzmann ou Dionys Mascolo (sur lequel il s’appuie tout particulièrement), être de gauche, c’est refuser ce qui est (À gauche de l’impossible, 2021).

Pourtant, si refuser, dire non, c’est déjà un pas pour remettre en cause la société dans laquelle nous vivons, peut-on se contenter de refuser seulement ? La question est vieille comme la contestation du capitalisme et ne cesse de rebondir régulièrement. De la façon d’y répondre toutefois oriente les actions que nous menons. Entre opposition et construction, entre contre-pouvoir et pouvoir d’agir, des stratégies différentes se font jour, nous opposent bien souvent quand elle ne nous divisent pas. Les uns contestent le système, les autres édifient dans les interstices de celui-ci. La première démarche échafaude des barricades, au mieux des digues, pour contenir le capitalisme triomphant, la seconde veut bâtir la société de demain sur des bases nouvelles. La première permet, comme force de contention, de contrer l’hégémonie dominante, c’est crucial, la seconde, comme dynamique de construction d’autres choses, permet de tenter des préfigurations de ce que pourrait être un autre monde, c’est l’avenir. Et le mouvement social, dans sa globalité et sa diversité, se doit d’articuler les deux (Révolutionner la gauche, 2023).

En insistant plutôt sur le contraste entre résistance et défense pour éclairer nos divergences, Kristin Ross nous permet d’enrichir cette combinaison. Elle voit dans la résistance une bataille déjà perdue, et surtout l’aveu de « l’immense pouvoir qu’on attribue à l’autre camp ». La défense, par contre, « signifie qu’il y a déjà une chose dans notre camp qu’on possède, qu’on aime, qu’on chérit, et qui mérite donc qu’on se batte pour elle » (La forme-Commune, 2023). Si on la suit, la résistance est en quelque sorte une bataille menée par des personnes qui par l’immense pouvoir qu’elles attribuent à ceux d’en face se mettent en situation d’échec. On peut lui rétorquer que la Résistance lors de la Seconde guerre mondiale s’est levée car justement elle ne voulait pas s’avouer vaincue (et que dire non, c’est déjà quelque chose !). Je ne m’attarderais pas sur la controverse, je me permettrais plutôt de reformuler la résistance : une bataille que l’on mène sur le terrain du système, et qui face au pouvoir de celui-ci, d’ailleurs souvent surestimé, connaît plus d’échecs que de victoires.

Cette résistance est quelque part la force de contention que j’évoquais. On élève des digues contre le capitalisme, et on recule plus souvent que l’on avance. La défense quant à elle accompagne la dynamique de construction. On édifie des préfigurations d’un autre monde, et on les défend. On développe des entreprises d’un genre nouveau (SCOP, SCIC, associations, etc.), on bâtit des lieux de vie loin du modèle dominant (Notre-Dame-des-Landes), on occupe des espaces libérés, on vit en symbiose avec la nature, on invente d’autres manières de faire société, on laisse le pouvoir à l’imagination, on crée quelque chose qu’on aime, qu’on chérit. Et on le défend.

Or, résister au système par des luttes de contention d’une part, construire l’autre monde et le défendre d’autre part, est-ce que ce ne serait pas cela, la véritable impulsion altermondialiste ? C’est en tout cas ce que je pense. Sans compter que ce serait par là même l’occasion de donner un nouveau souffle à une (réelle) politique de gauche qui dépasse le seul stade du refus.