Du mythe de la rentabilité

À la mi-juillet, dénonçant la loi Duplomb que l’Assemblée nationale venait d’adopter (la loi « assouplit les restrictions » qui pesaient jusque-là sur les agriculteurs, selon la phraséologie officielle), Sandrine Rousseau s’est fait remarquer en lançant : « J’en ai rien à péter de la rentabilité des agriculteurs ! » Énervée, en colère. Mais du coup, maladroite.

Elle a certes raison. Mais comment balancer une telle charge à la figure d’une profession où on se suicide à hauteur de 1,5 personne par jour (2016 ; 2022 : 6 tentatives de suicide par jour – statistiques.msa.fr), où 18 % des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté (Emploi et revenus des indépendants – Insee Références – Édition 2025). C’est cela, la réalité vécue par cette population : le suicide ou la pauvreté par manque de rentabilité.

Bien sûr, le monde médiatique en a profité pour faire son boulot, un certain boulot : ne retenir que la phrase qui tue, celle qui permet de faire des gros titres et de la polémique. Car la députée écologiste ajoute immédiatement : « Je pense que ce n’est pas le sujet. » Elle précise sa pensée : « La rentabilité par des produits chimiques au détriment des sols, de la biodiversité, de notre santé, ce n’est pas de la rentabilité, c’est de l’argent sale ». Elle dénonçait effectivement la réintroduction de l’acétamipride, ce pesticide controversé qu’elle qualifie de « chlordécone d’aujourd’hui » : « Cela va rester dans la terre, polluer l’eau ». Elle critiquait la FNSEA (et non le monde agricole dans son ensemble) et son lobbying (« on a l’impression d’avoir la FNSEA au ministère de l’agriculture »), et tout particulièrement Arnaud Rousseau, son président, « chef d’entreprise de l’agro-business qui fait des millions de chiffre d’affaires ».

Ce qu’elle a explicité par la suite : « Ce que j’ai dénoncé par ces propos, ce n’est évidemment pas la question du revenu des agriculteurs, dont je défends pleinement la garantie, mais un modèle agro-industriel à bout de souffle, qui impose une rentabilité maximale à la production au détriment des agriculteurs eux-mêmes ». Et d’ajouter : « Ce n’est pas être ’contre les agriculteurs’ que de refuser un système qui les broie. C’est, au contraire, leur rendre justice, en défendant un autre avenir pour eux. » Allant jusqu’à les interpeller en les invitant à ne pas avoir peur de dire eux aussi qu’ils ne veulent plus de la rentabilité.

Sauf que, Sandrine, il ne suffit pas d’avoir raison. Dans le monde dans lequel nous vivons, la croyance générale est : sans rentabilité, pas de bénéfices, pas d’entreprises, pas d’emplois, pas de services publics financés. Dans ce monde du « régime de croissance » (Onofrio Romano), ce qui prime, c’est l’économie. Une économie au service de la croissance et plus généralement, pour reprendre une rhétorique tombée en désuétude, au service du capital. Qu’importe les moyens pourvu qu’on ait les bénéfices. Et, aujourd’hui, sans bénéfices, c’est le suicide.

Sans nul doute, la phrase la plus importante de l’interview était : « Je pense que [la rentabilité,] ce n’est pas le sujet. » Cependant comment faire le buzz avec ça ?!

Dès le 16 juillet, les présidents de trois grands salons agricoles interpellaient la députée : « Le monde agricole a des valeurs, madame Rousseau n’en a plus. Le monde agricole respecte le travail, madame Rousseau non. Le monde agricole nourrit ses concitoyens en produits de qualité, madame Rousseau les nourrit en haines recuites et anathèmes inutiles. » Mais là encore, cette vision désuète du monde n’est pas le plus important. Le plus important, c’est le vocabulaire utilisé. Ils commençaient en effet leur communiqué par « Depuis toujours, les paysans nourrissent les populations » pour ne plus parler ensuite que d’« agriculteurs » et de « monde agricole ». Il leur aurait fallu ajouter le terme « agrimanager » pour être complet.

Et c’est ça qu’il faut dénoncer, cette évolution sémantique insidieuse de paysan à agrimanager, et ce qu’elle reflète comme modèle de société, celui où la rentabilité est au cœur des préoccupations de la production. Oui, les paysans nourrissent les populations ! Mais les agrimanagers, eux, font de la rentabilité, du chiffre d’affaires et du bénéfice avec une matière première qu’ils produisent selon les standards industriels et économiques du moment, s’inscrivant comme simple chaînon entrepreneurial d’une filière économique allant de l’industrie chimique, mécanique et financière à la grande distribution en passant par l’industrie de transformation des produits agricoles. Et ce n’est pas La Confédération paysanne qui dira le contraire, elle dont le combat est justement de défendre la « paysannerie » par opposition à l’agrobusiness.

Voilà le sujet qu’il faudrait développer : changer d’imaginaire, changer de finalité et remettre l’économie au service de l’humain (et non pas un humain, en tant que consommateur ou producteur, au service de l’économie). Ou pour reprendre le vocabulaire de Karl Polanyi qui se demandait déjà en 1944 (La Grande transformation) comment la société humaine avait-elle pu devenir à ce point l’« appendice du système économique » : réencastrer l’économie dans le social. Le monde agricole doit effectivement redevenir un monde de paysans qui nourrit la population, sans mise en danger de la vie (des paysans, de la population, et plus généralement de la nature). Cela pourra-t-il se faire sans revisiter les mythes fondamentaux de nos sociétés occidentales (comme les mythes de la croissance ou de la rentabilité) ? Là est le vrai débat politique. Celui qui est encore à ce jour occulté ou caricaturé.