Les droits humains ou l’erreur de la gauche libérale

Aujourd’hui la gauche libérale qui se veut progressiste estime qu’il est possible de combattre les méfaits du marché, et du capitalisme en général, par le déploiement de droits. Elle en est même devenue le chantre n’ayant que ce mot à la bouche pour toujours en réclamer de nouveaux. Or, un « droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ; l’accomplissement effectif d’un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui ». Le droit n’existe que si l’autre le reconnaît et s’oblige à le respecter. En somme, mon droit est une obligation faite à l’autre, nous dit ici Simone Weil dans L’Enracinement. C’est l’appartenance à la communauté qui permet à l’individu de disposer de droits, surenchérit Raymond Debord dans L’individu contre la société. Ce que le droit libéral dans lequel nous baignons escamote totalement.

Ainsi, raisonner uniquement en termes de droit, c’est faire abstraction de toute obligation faite à l’autre, pire, c’est occulter l’autre. Il existe certes une relation entre ces monades, mais elle n’intéresse que dans la mesure où elle se situe entre ego, qu’elle est connexion entre ego, elle n’intéresse pas pour elle-même. Les relations sociales ne se réduisent d’ailleurs pour le libéralisme qu’à un contrat entre individus supposés égaux et à une saine concurrence entre eux : il ne s’agit pas de relier, mais de mettre en compétition. Que le meilleur gagne, et que chacun soit libre d’exprimer ses compétences et de les valoriser au mieux de ses intérêts (et de ceux de la société, Smith oblige).

Ce n’est donc pas rechercher une bonne économie entre nous, habiter la relation entre toi et moi, mais poursuivre la protection, la sécurisation, de mon ego à l’image du bourgeois qui n’attend de l’État rien d’autre que la protection, la sécurité de ses biens matériels : j’ai le droit, pris comme clôture qui entoure et protège ma liberté, ce bien suprême. Marx ne disait rien d’autre quand il affirmait dans La question juive que « le droit humain de la liberté n’est pas fondé sur l’union de l’homme avec l’homme, mais au contraire sur la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit de cette séparation, le droit de l’individu borné, enfermé en lui-même », un individu replié « sur son intérêt privé et son caprice privé, séparé de la communauté ». Et d’ajouter : « Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d’une clôture ». C’est pourquoi, pour répondre à l’interpellation légitime des féministes, en lieu et place de droits de l’Homme, je préfère droits de l’individu à droits humains. Par son pluriel, cette dernière tournure pourrait laisser entendre qu’il est question de droits d’une communauté, alors qu’il ne s’agit que des droits de l’Un.1

La gauche, celle qui à mon sens apparaît digne d’y consacrer une énergie militante, est porteuse de commun avant tout. Sûrement, ce commun se doit d’être respectueux de l’individu et de sa liberté, cela va sans dire et mieux en le disant au vu du passé, il reste toutefois l’horizon de la mobilisation. Il faut veiller en effet à ce que le combat pour arracher à la classe dominante la liberté, l’émancipation, ne finisse pas par épouser les ressorts mêmes du système pour qui la liberté n’est que liberté individuelle. La relation est au cœur de ce que devrait être une dynamique de gauche, tout comme le faire qui est le moyen par excellence de cette relation, le faire ensemble. Il ne s’agit pas tant de défendre au sein de cette société les droits des laissés-pour-compte de ladite société (même s’il faut le faire) que de permettre les conditions de la relation entre nous, de redonner du sens aux mots collectif ou commun, de recréer du collectif ou du commun, de construire un autre monde.2

  1. Sur la base d’une des analyses de Dans la nasse de l’hégémonie libérale, à paraître
  2. Révolutionner la gauche, 2023