L’imaginaire des droits de la Seine

Si on suit la logique à l’œuvre derrière l’idée des droits de la Seine, là où les humains ont des droits, la nature (la Terre-Mère, un fleuve, une forêt…) aurait elle aussi des droits (comme celui d’exister, de se maintenir en vie…). Mon propos ici est d’interpeller cet imaginaire. En effet, l’évidence que la Seine puisse avoir des droits, et que c’est sans doute là la meilleure façon de la protéger, s’inscrit dans un imaginaire qui n’est autre que celui de notre système ; système que par ailleurs nous prétendons combattre (pour protéger la Seine justement).

Sous la pulsion de la Renaissance artistique et culturelle, de la Réforme (protestante) et de la bourgeoisie marchande, une poussée individualiste a vu le jour, une dynamique d’individuation a conduit au siècle de la rupture révolutionnaire (XVIIIe), et de là, à la maturité de la Modernité, cette ère de plénitude de l’individu. Au cours de la période d’Ancien régime, l’humain s’est effectivement progressivement libéré de ce tissu de liens et de relations de dépendance qui dès sa naissance présidait auparavant à sa destinée. Où il pensait et agissait dans la perspective du groupe social (famille, clan, caste, corps…) auquel il appartenait, selon les schémas convenus du rôle de son groupe, et donc du sien propre, dans la société. L’exemple le plus courant est celui du chevalier qui défendait, non à proprement parler son honneur personnel, mais celui de la chevalerie à laquelle il appartenait, son honneur personnel et celui de la chevalerie faisant tout.

La symbiose de la Réforme et du capitalisme naissant a ainsi permis une société nouvelle, où chacun de ses membres s’est vu offrir une chance « de réussir grâce à son propre mérite et à ses propres actions », quand, sous « le système féodal, les limites de son expansion étaient définies avant même sa naissance ». En d’autres termes, au monde de la bourgeoisie protestante, pour l’être social, « tout dépendait de son propre effort et non pas de la sécurité de son statut traditionnel », et l’« argent devint le grand égalisateur » qui se révéla « plus puissant que la naissance et la caste ». (Erich Fromm, La peur de la liberté, In Dans la nasse de l’hégémonie libérale)

L’instrument historique principal de l’individuation s’est de ce fait révélé être le bourgeois. C’est lui qui en effet dans ses bourgs a cherché à se libérer de la tutelle de l’Église romaine (pour lui et ses affaires) puis de fil en aiguille, en se rendant économiquement incontournable, à se libérer des tutelles politiques et a finalement pris le pouvoir institutionnel avant d’étendre son hégémonie à l’ensemble de la société. Le tout en s’appuyant sur des courants artistiques rendant le sujet (individuel) digne d’intérêt, et surtout libéré des superstitions religieuses, ainsi que sur une science qui se déploie, sûre que l’humain, libre, est capable de comprendre l’univers, voire de le maîtriser, sans nécessité de recourir à un quelconque récit divin. L’individu qui se libère des tutelles religieuses et politiques le fait donc sous l’influence du bourgeois et « l’Homme » qui se donne des droits en 1789 est avant tout le bourgeois – quand bien même les autres en ont profité, ou plutôt ont cherché à en profiter au moyen de luttes pour l’émancipation (il s’agissait – et s’agit toujours – pour les laissés-pour-compte de la Révolution d’être reconnus eux aussi comme individus et d’en obtenir les droits et liberté qui s’y rattachent).

Cet humain élevé au rang d’individu sous la dynamique bourgeoise, s’est vu par la suite gratifier du statut de personne juridique (XIXe). C’est ce qui importe pour notre propos. Ce statut – et c’est là le miracle généré par nos sociétés libérales – sera étendu bien au-delà : les associations par exemple (notamment celles de la loi 1901), mais aussi – et surtout au monde du capitalisme flamboyant – les entreprises. Karl Polanyi parlera d’elles comme « d’immenses corps imaginaires ». Ce qu’elles sont effectivement – la personnalité juridique étant avant tout une fiction (juridique). Au point d’ailleurs, pour ces entreprises, d’acquérir un poids au moins aussi important que celui du citoyen (si ce n’est plus) au sein de nos « démocraties ». Au point qu’on peut se demander si c’est encore le citoyen qui a le dernier mot… Nous devinons en creux l’idéologie du système : chacun est libre et se détermine en fonction de ses droits et de ceux des autres. Chacun, c’est-à-dire chaque individu, et pour tout dire… chaque personne juridique. L’individualisme étendu à toute personne juridique, pour ne pas dire l’égoïsme, est le moteur des actes de chacun. Et la logique va jusqu’à considérer l’État lui-même comme une personne juridique, qu’on peut donc ester en justice.

Donner des droits à la Seine, ce serait s’inscrire dans cet imaginaire, étendre le concept de personne juridique à, cette fois-ci, un objet de la nature, et attendre ensuite que tout se règle par la justice. Retirant là encore du pouvoir au citoyen. Donner des droits à un fleuve, une forêt, etc., c’est s’insérer dans la logique libérale qui repose tout entière sur l’individuation et la réification des êtres et des choses, les droits étant là pour garantir l’intégrité de l’individu comme ils garantissent celle de la propriété. « Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d’une clôture », critiquait Marx il y a bientôt deux siècles.

Dans cette façon d’appréhender le monde, il s’agit de prendre en considération un bien, que ce soit un champ ou une personne… jusqu’à la personne juridique. Jusqu’à l’État qui n’est qu’un simple intervenant ayant ses intérêts propres. En aucune manière, il ne saurait être l’outil collectif d’un faire société. Il n’est nulle part question de ce ce qui fait relation, ou fait société. Le principe des droits individuels appartient de fait à l’artillerie idéologique du système. Et autant il faut le défendre, pour défendre un certain acquis de la Modernité, celui de l’individuation, ou pour se prémunir de tous les totalitarismes, autant il faut le faire en conscience et comprendre en quoi il nous enferme malgré tout dans le système, et dans la logique du capitalisme et du libéralisme auxquels nous nous opposons.