Ni Washington

Pour celles et ceux de la génération post-soixante-huit qui se voulaient de gauche, il était entendu que les Démocrates américains n’étaient pas de gauche. Ils étaient au mieux de sympathiques centristes moins répugnants que les Républicains, au pire de viles suppôts du capitalisme vaguement moins affreux que les autres. De même, il paraissait aller de soi que nous ne nous retrouvions ni en Moscou, ni en Washington : en somme, ni dans le goulag soviétique, ni dans le cauchemar américain. Du moins, c’était dans cette gauche là que je me reconnaissais (la gauche d’alors n’étant pas moins diverse que celle d’aujourd’hui) et je trouvais réconfortant de ne pas être seul à penser ainsi.

Aujourd’hui, je n’ai pas vraiment changé d’avis, tout au plus ai-je complété le « ni Washington, ni Moscou » par un « ni Pékin, ni Téhéran ». J’ai par contre la désagréable impression que celles et ceux qui pensent (encore) comme moi commencent à se compter entre eux. Le « ni Moscou » ne parle plus vraiment aux jeunes générations pour qui cette ville est sans doute plutôt associée à Poutine qu’au socialisme réel. L’odeur de sainteté de Téhéran semble être diversement perçue. Pékin, en tant que chef de file d’un Sud global, n’a pas si mauvaise presse. Quant à Washington, prise comme capitale de la Grande Amérique, patrie de la culture rock, rap et Mickey, elle semble ne plus tant sentir le soufre que ça.

Il faut dire que la pensée née dans les universités américaines ses dernières décennies a fait le tour du monde et alimente le corpus idéologique de qui se veut de gauche. Certes, le lien entre les contestations venues d’Europe ou des États-Unis ne date pas d’hier, quand bien même les priorités n’ont pas toujours été les mêmes ; le problème est que nos chers universitaires sont globalement plutôt démocrates et que lorsqu’ils leur arrivent de s’afficher marxiste, c’est sous forme néo, et tellement néo qu’on y perçoit plus le néo que le marxisme. Bien entendu, un trumpiste n’y voit guère de différence, ce ne sont pour lui que de dangereux wokes bolcheviques.

Pour autant, cela ne change rien au fait que les Démocrates d’aujourd’hui ne sont pas plus à gauche qu’hier, pour ne pas dire qu’ils ne sont toujours pas de gauche. Ainsi la radicalité du nouveau corpus idéologique de la gauche moderne peut-elle être interrogée. Et je l’interroge. Et j’ai beau le tourner dans tous les sens, j’en cherche encore ladite radicalité. Évidemment, si la référence est la bêtise trumpiste ou les obsessions identitaires de l’extrême-droite, les universitaires d’Outre-Atlantique peuvent apparaître comme de dangereux terroristes. Il n’en est rien cependant. La démocratie libérale leur va bien, ils la défendent, et plus généralement, les Démocrates n’ont jamais combattu le capitalisme.

Or, la situation est pire que dans ma jeunesse. Si les Trente Glorieuses étaient terminées, on se plaisait encore à espérer une sortie de crise, un bout du tunnel. Après bientôt cinquante ans de néo-libéralisme, les inégalités ont explosé, les services publics périclité et le dérèglement climatique s’étale sous nos yeux : le bout du tunnel s’est transformé en risque d’effondrement. Le bilan prouve qu’il faut une action ferme pour que l’avenir en soit un : les urgences écologique et sociale appellent une sortie catégorique du capitalisme, de son productivisme consumériste et de son impasse représentative. Nous avons tous les arguments pour le prouver. La gauche française (voire européenne) semble pourtant totalement sidérée. Son personnel politique, dont une partie a gouverné au cours des dernières décennies, n’a plus d’idées. Sa jeunesse, biberonnée au modèle culturel américain, s’illusionne avec des innovations conceptuelles produites par une intelligentsia libérale mondialisée qui se la joue « avant-garde éclairée ». Ce devrait être l’heure de la gauche, c’est celle des droites extrêmes, on se demande bien pourquoi.