Lundi 9 décembre, lors d’un procès fictif joué sur une scène de théâtre, la maire de Paris, Anne Hidalgo, a annoncé la mise en place prochaine d’une convention citoyenne sur les droits de la Seine. Si elle était reconnue personnalité juridique, la Seine pourrait ainsi prétendre au droit à ne pas être polluée, à être restaurée, etc.. Mais, vouloir octroyer des droits au fleuve, n’est-ce pas abonder dans le sens de sa gestion libérale ? Ne vaudrait-il pas mieux donner à la Seine un statut de commun ?
Aucune personne informée ne contredira les Gardiennes et Gardiens de la Seine, un collectif à l’origine de la Déclaration des droits de la Seine : le rôle du fleuve « est vital pour le fonctionnement des territoires qu’[il] traverse et pour la stabilité du climat ». Mais comment la Seine, dans l’absolu, pourrait-elle défendre ses droits ?
L’enfant s’est bien vu accorder des droits sans avoir rien demandé et sans qu’il soit pour autant capable de les porter lui-même, rétorquent les tenants de cette solution. Ce qui importe, c’est une sorte de reconnaissance à la dignité, et chacun sera à même de constater les atteintes à la nature, de s’ériger en son représentant pour la défendre devant un tribunal. Les Gardiennes et Gardiens veulent donner des droits à la Seine « afin que tous les individu·e·s et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit », agissent en conséquence. Est-ce si évident ?
Procéder ainsi, n’est-ce pas s’inscrire dans une pensée libérale où l’agent calculateur se détermine en fonction des coûts et bénéfices de son action ? Le principe des droits individuels (qui n’a véritablement de sens qu’entre individus libres et égaux), si important soit-il dans l’histoire de l’émancipation démocratique, nous enferme dans une logique individualisante et court-termiste, celle du système qui nous gouverne.
Faut-il y voir un progrès quand, dans le cadre des accords de libre-échange, toute transnationale peut conduire un État devant un tribunal arbitral ? Non ! L’État y perd son statut de représentant de l’intérêt général au profit de personne morale qui peut être attaquée au gré des intérêts particuliers.
Le fleuve resterait un autre, un « étranger » avec qui j’interagis dans la limite de ses droits. Comme si son usage, son avenir ne méritait pas un débat démocratique et pouvait seulement se jouer au Tribunal. Comme si la vie du fleuve nous était, à nous, humains, extérieure.
Sans compter que des droits peuvent être instrumentalisés : qu’est-ce qui empêcherait la Seine, sous la pression de telle entreprise piscicole, de se retourner contre les pêcheurs riverains au prétexte qu’ils portent atteinte aux réserves poissonnières ?
Dans cette façon d’appréhender le monde, il s’agit de protéger un bien, que ce soit un champ ou une personne. On n’y conçoit en aucun cas les humains et le fleuve comme un tout en interrelation. Aucune approche plus ou moins collective n’est envisagée. Cette vision sépare là où il faudrait au contraire rapprocher. Or ne serait-ce pas en prenant en considération cette dimension collective qu’une véritable démarche de protection de la nature « de gauche » pourrait se déployer ?
Selon moi, oui. Il s’agit moins désormais d’acquérir des droits sur la bête capitaliste en utilisant ses propres principes idéologiques, que de bâtir une société différente dans laquelle nous définirions nos co-obligations, inventerions des « égards ajustés » (selon l’expression du philosophe Baptiste Morizot) entre nous, et entre nous et la nature. Pour cela, une autre piste existe : le commun.
Intégrer la Seine dans une telle pratique permettrait aux parties prenantes (usagers, riverains, défenseurs de la nature…) d’élaborer ensemble leurs co-obligations au service du fleuve et de la communauté que nous sommes, de les interroger et de les adapter régulièrement, selon les besoins de cet écosystème vivant et de la collectivité (source de nourriture, moyen de navigation, etc.). Cela offrirait un espace d’échange où les conflits d’intérêt seraient dépassés par le débat. Chacun ne se déterminerait plus en fonction des droits et interdits donnés par la loi, mais par rapport à un consensus élaboré collectivement.
Cette approche s’inscrit dans une démarche de gauche, de l’Économie Sociale et Solidaire aux pratiques zadistes, où nous, les citoyens, nous réapproprions les questions qui nous concernent. C’est encore d’un autre exercice de la démocratie qu’il s’agit, où le pouvoir de chacun sur sa vie n’est plus délégué, mais partagé. Face à l’effondrement qui menace, il nous faut changer d’imaginaire. Peut-on le faire sans inventer de nouvelles pratiques ?
Il est possible de s’inspirer de différentes expériences existantes. Depuis 1859, les prud’homies de pêche en Méditerranée ont pour mission d’organiser le consensus sur les droits d’usage (postes de pêche, métiers, calendrier…), de permettre la cohabitation de techniques sélectives de pêche et de répartition équitable des ressources. Les cayolars en Pyrénées-Occidentales prennent en charge la gestion collective de pâturages d’altitude estivaux accueillant le pastoralisme transhumant ; dans un hameau, le patus (du droit coutumier provençal) est un terrain réservé à l’usage commun de ses riverains. Plus récemment, c’est par le numérique que la pratique du commun a été adaptée à un autre domaine, celui de la connaissance, montrant la vitalité et la modernité de ce concept ancien. Le commun de la connaissance le plus connu reste à ce jour Wikipedia.
Mais me direz-vous, il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Certainement, il y a du pain sur la planche pour passer de l’idée (le commun de la Seine) à une pratique effective, mais sans doute pas plus que pour passer des droits de la Seine à une réalité pratique. L’énergie de la convention citoyenne serait, à mon sens, mieux mise à profit si on décidait d’approfondir la piste du commun plutôt que celle des droits.